La nuit Blandine

Photographie Hervé Bonnat

Alors même que j’étais émerveillé, mes parents répétaient :

  • Prends exemple sur ta grande sœur : elle ne ment jamais !

Blandine captait toute mon attention.

Elle était si belle avec sa peau ambrée, ses profonds yeux noirs, ses sourcils légers, sa bouche framboise et ses dents de perles. Je l’attendais pour jouer, pour rire, pour tout ce qui me passionnait, mais en elle, vivaient des besoins plus nobles. Elle avait de vraies choses à faire, comme recommencer ses pages de divisions, relire la vie des grands de ce monde, archiver ses cartes postales ou se tenir droite devant les miroirs. Elle m’accordait pourtant des moments de jeu. L’un d’entre eux démarrait, lorsqu’elle donnait le signal en tambourinant des pieds sur le plancher. J’arrivais en courant pour découvrir son visage caché derrière la masse de cheveux que ses longs bras crêpaient vigoureusement. Je l’appelai :

  • Blandine ? Où es-tu ? M’entends-tu ?
  • D’un coup, elle se redressait, et me poursuivait pendant que je criais :
  • Le loup l’a mangée ! Le loup l’a mangée !

À condition de promettre de rester silencieux, j’avais aussi parfois le droit de lui tendre ses pinces à cheveux. Ensemble, nous construisions des sortes d’abat-jour en grosse mèche qu’elle portait très haut sur sa tête. Avec ces coiffures, Blandine gagnait de l’éminence. Elle se métamorphosait en duchesse qui n’aurait pas pu se permettre d’être en simples cheveux. Comme tous les enfants, je cherchais la vérité. À la voir se mirer dans le reflet des choses, j’avais deviné son secret : Blandine avait deux âmes. La sienne et une autre à qui elle offrait, chaque fois qu’elle passait à certains endroits, des révérences discrètes ou appuyées. De cet autre, avec qui elle communiquait par miroir interposé, nous n’avons, hélas, jamais parlé. J’avais la conviction qu’il s’agissait d’une « dame ». Peut-être était-ce une reine, en tout cas, une créature idéale, avec laquelle personne ne pouvait rivaliser. Un être supérieur qui la comprenait, la guidait et lui imposait de figer notre famille. Vivre avec ma taxidermiste de sœur impliquait souvent de se faire injecter une bonne dose d’humiliation, puisque nous n’étions jamais ni dans le ton ni dans le vrai. Comme mes parents, je la laissais faire. Nous aimions Blandine et ce style qu’elle exigeait, ce snobisme puissant que nous ne savions pas nommer, ne nous paraissait pas dangereux : nous avions tort.

En septembre 1966, Blandine partit à Paris, parfaire la domination sur elle-même. Elle était inscrite dans plusieurs cursus, la géométrie et l’algèbre ne pouvaient suffire. Il était temps d’apprendre le grec, l’allemand et le russe, en chignon, le dos droit dans sa chambre universitaire. Quelle joie de recevoir chaque semaine ses lettres ! Pourtant, elles nous déroutaient. Blandine y évoquait les tourments que lui posait chaque version, car elle se devait de franciser de manière absolue, le texte. Mes parents relisaient souvent certains passages. Je ne comprenais pas où était le problème. Au lieu de me faire expliciter ce que voulait dire absolu et d’en saisir, à mon niveau d’enfant, l’enjeu, je pensais que l’essentiel était que ça passe et que le mieux était de se taire. J’avais tort ! Au printemps suivant, lors d’une sortie avec ma classe de sixième, j’achetais une belle carte postale pour elle. J’avais mis longtemps à la choisir, mais je ne pouvais me résoudre à écrire les formules plates qui me venaient à l’esprit. Je ne lui envoyais rien. Je ressentais un sentiment d’infériorité, de culpabilité, prenant aussi tristement conscience du fait que j’étais moins émerveillé. Je passais le reste de mon enfance à la regarder de loin en loin. Elle était trop préoccupée même quand elle était là. Il y avait en plus des livres, toujours un sac à main ou un foulard qu’elle devait tenir de la bonne façon et qui l’empêchait de nous approcher. Ce que j’appelais « la dame » nous séparait, et cela donnait à sa mise une allure de caricature. J’avais aussi d’autres intérêts : j’aimais parler des filles avec mes copains. De ça, je n’avais évidemment rien à lui dire. Je n’imaginais plus partager quoique ce soit avec elle et surtout pas la pression d’un idéal, j’avais tort.

L’été de mes 17 ans, elle exigea d’être accompagnée pour retrouver son fiancé qui occupait pour quelques mois un poste à l’ambassade de France, derrière le rideau de fer. Ils s’étaient rencontrés à un cours de danse de salon. Ce projet de voyage m’excitait, même s’il soulevait beaucoup de soucis administratifs. Lorsque tous ces points furent résolus en quelques semaines, je compris l’importance de la fonction qu’avait ce fiancé et la grandeur de ma mission. J’étais le chaperon. Accéder à ce très beau mariage supposait de donner des garanties : tout le monde devait savoir que ma sœur ne serait jamais seule avec son amoureux. Afin d’éviter toute rencontre pendant le voyage, il fut décidé, entre Blandine et mes parents, que nous irions en voiture avec Maurice et Patricia, mon parrain et sa femme et que nous ferions du camping. C’était le meilleur moyen de rester sans contact avec les autochtones. C’était plus convenable. J’adorais mon parrain et j’espérais négocier de la liberté. On allait bien s’amuser !

Nous devions quitter très tôt notre maison de Tours afin d’être en Allemagne le soir même. Blandine prit tant de soin à sa toilette et au remplissage de plusieurs cartables de livres qu’il en fut autrement… juste avant de partir, il fallut encore un temps pour sa coiffure. Puis, elle devait trouver une place où déposer sa veste de tailleur sans la chiffonner et enfin, réajuster avec l’aide de son miroir de poche, et de son rouge à lèvres, un sourire à son visage. Je pensai alors que la dame voyagerait avec nous et je ne croyais pas si bien dire.

Enfin… après toutes les recommandations d’usage arriva le moment de dire au revoir aux parents. Je les embrassai en fermant les yeux. J’étais heureux. J’écoutais les cris des moineaux et j’avais envie de piailler ma joie et de sauter partout.

Dès les premiers kilomètres, ma sœur, par quelques remarques acerbes, nous fit savoir que cette joie devait s’effacer au profit du maintien. Maurice devait rouler mieux, sans à-coups, afin de ne pas gêner sa lecture. Il fallait aussi que Patricia cesse de la déranger en comptant les mailles de son tricot. Je chantais dans ma tête, et, dans cet état, je somnolais toute cette première journée. Le soir, nous étions à la frontière allemande. Blandine s’entretint longuement avec les douaniers. Tant et si bien qu’il fut difficile de trouver un camping ouvert. Il était trop tard. Ma sœur s’en offusqua et se lança dans une litanie de reproches qui se conclût par un impératif : l’interdiction de nous adresser tous les trois aux autochtones. Nous ne saurions pas leur parler. Elle le savait. Nous ne pourrions pas employer les bonnes tournures de phrases. Elle savait aussi que je ne me rendais pas compte de l’impolitesse que mon incompétence pouvait représenter et que ce n’était pas la peine que nous en discutions. Patricia et Maurice écoutaient distraitement en recherchant des indications sur la carte routière. Moi-même, je mimais l’indifférence. Peu avant minuit, nous étions bien contents de trouver un emplacement pour les tentes… il s’agissait d’un petit espace en périphérie d’un équipement qui évoquait un champ de foire. Nous pouvions enfin planter nos trois canadiennes bleues avec façade rouge géranium pourvues d’une avancée du double toit protégeant l’entrée où se fixait une lampe à gaz… C’était ce qui se faisait de mieux dans les années soixante-dix ! Blandine ne participait à rien pour les monter. Elle lisait dans la voiture. Moi, j’étais heureux d’être dehors affrontant le petit vent du soir, avec notre matériel rutilant. Je réfléchissais aux deux Allemagnes. Qu’est-ce que cela me ferait s’il y avait deux Frances ? C’était déjà arrivé avec la France libre et la France occupée, mais je n’étais pas né. Je ne parvenais pas à le penser. J’aimais tous les pays parce que je voulais la paix. J’aimais l’Allemagne puisque « l’Ode à la joie » de la neuvième me tirait des larmes autant pour sa délicatesse que pour sa puissance. Mais voilà, même si c’était difficile à réaliser : L’histoire avait scindé le cœur allemand. Qu’est-ce qui était différent de chaque côté du mur ? Durant ce voyage, nous traverserions le sud du Wurtemberg et une partie de la Bavière. Ce serait un tout petit aperçu de l’Allemagne de l’Ouest. Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander comment était l’autre, La RDA.

Toute la matinée du lendemain, vue de la voiture, la campagne de la DDR paraissait cossue, tranquille. Les maisons, les villes petites ou grandes me semblaient presque familières. Je les trouvais en conformité avec ce que les livres de classe m’avaient présenté et cela relançait mon excitation. Qu’il y avait-il derrière le « rideau de fer ? » Si on considère que les revendications qu’engendre la propriété sont néfastes, qu’est-ce qui peut la remplacer ? À quoi pouvait bien ressembler un pays ayant pour objectif, comme je l’avais lu, le fléchissement de la tension dans les relations internationales, le développement de la collaboration entre les peuples et le renforcement de la paix et de la sécurité internationale afin de mettre en échec la politique agressive de l’impérialisme capitaliste ? Ces phrases de propagande que voulaient-elles dire ? Blandine était sensible à l’idéal marxiste. Je le savais par une indiscrétion, mais elle refusait obstinément d’en parler. Je la regardais traverser cette Allemagne de l’Ouest, avec une fierté énigmatique… Maurice et Patricia heureusement avaient envie de bavarder. On riait de tout comme des trois K. Kinder, küche, kirch l’allitération nous amusait. Cette description du rôle des femmes au sein de la bonne société du XIXe siècle, reprise par le régime nazi qui souhaitait restreindre leur univers n’avait pourtant rien de drôle. Mais voilà ! ma sœur en nous refroidissant avec son snobisme, nous laissait tous les trois, dans le besoin de nous moquer de quelque chose.

À l’arrivée au poste-frontière d’Autriche, l’humeur de Blandine changea soudainement. Elle quitta la voiture avec les quatre passeports et revint longtemps après, toute légère, parlant de la famille impériale, comme s’il s’agissait d’amis intimes dont elle venait de séparer. Elle se réjouissait de la journée de repos à Vienne, exactement comme si nous étions attendus au palais de Schönbrunn. Nous passâmes notre soirée de camping avec une jeune reine aimable jusqu’à l’euphorie. Le matin suivant, Maurice et Patricia nous conduisirent devant ce grand palais Jaune, aux ambitions versaillaises. Eux deux avaient décidé de faire autre chose. J’étais donc seul avec Blandine dans ce lieu si important. Je remarquai rapidement que ma sœur ne ressemblait plus à une intime de la cour des Habsbourg : elle en était la spécialiste. Cette constatation me rassura, même si j’étais réduit au rôle de porte-dictionnaire et de brochures de toutes sortes. On pouvait tout de même être assimilés aux autres touristes, même si la beauté de Blandine la distinguait toujours. Dès le début de la visite, curieusement, elle se mit à me surveiller. Le moindre relâchement semblait interprété comme un manque d’intérêt. Il fallut absolument tout regarder, passionnément, en se tenant droit. Arrivé dans la chambre de Napoléon où mourut le roi de Rome, je fus touché par un oiseau empaillé présenté comme le seul ami qu’avait eu l’Aiglon. Compatissant à l’enfermement et au caractère absurde de cette vie tragique, je me demandai si on avait tué l’animal tout de suite après la mort du jeune homme ou si on avait bien voulu attendre la fin de sa propre existence. Impossible de poser la question au guide, ma sœur refusa de la traduire en me faisant comprendre qu’elle ne supporterait pas de transmettre un énoncé aussi ridicule. Le soir, je me couchais effaré par la résistance de Blandine qui avait regardé intensément absolument tout : chaque salle, chaque objet, chaque tableau, chaque carrosse, chaque massif dans le parc, chaque feuille peut-être. Je pensais à sa capacité de tout trier, de tout mettre en ordre, et de tout gérer autour d’elle. C’était trop : je m’endormis. À aucun moment ne me vint l’idée que Blandine vivait empaillée, figée dans les exigences de la dame. Tout comme, je n’imaginais pas la voracité des clichés que mon enthousiasme fabriquait. Je ne me demandais pas non plus si nous pourrions et si nous saurions conduire une existence qui nous fut propre. Je ne me représentais pas très bien ce que pouvait être le sacrifice d’une vie, même si j’avais été touché par l’oiseau de Schönbrunn.

La frontière hongroise est à quelques heures de Vienne. Vers midi, la route s’était progressivement bordée de miradors et de frises de fer barbelé. C’était la première fois que nous passions le « rideau de fer ».

Des militaires groupés s’avançaient pour nous demander de ralentir, puis de nous garer et de quitter la voiture. Nous devions présenter nos papiers à des douaniers qui, sans ménagement, nous parlaient hongrois, allemand et russe. Maurice sa femme et moi n’osions pas bafouiller devant Blandine. Elle, en héroïne, s’exprimait très élégamment et semblait presque sur le point de faire des révérences. Les soldats nous ordonnèrent de sortir les bagages en pointant vers nous leurs mitraillettes. Une fois vidée, la Peugeot fut sondée avec des sortes de grandes aiguilles afin de vérifier qu’aucune cachette n’était fabriquée pour des clandestins. Après quelques heures à attendre et à remplir des documents, nous fûmes libérés. Enfin, cette autre Europe ! Notre traversée de la Hongrie ne devait durer que deux journées, comme prévu sur les visas. Je garde le souvenir d’une grisaille et d’une immense plaine où nous croisions peu de voitures sur les routes et peu de passants dans les villages. Personne n’avait l’air de se promener, comme si la résignation, inscrite définitivement dans les corps, se voyait de près comme de loin. Des forêts étaient posées par plaques sur le territoire. À leurs lisières, des troupeaux de biches s’aventuraient parfois. L’atmosphère morose qui émanait du pays ne nous permettait pas de discerner si nous percevions ces apparitions comme une émergence poétique ou comme le triste spectacle des bêtes qui doivent se déplacer, sans fin, pour fuir l’homme. Maurice se mit à parler de la Seconde Guerre mondiale et de la vie quotidienne sous l’occupation. Sa femme essaya de le divertir, et fit circuler un paquet de gaufrettes, car c’était visible : l’anxiété du rationnement le rattrapait.

Le camping de Budapest était peu fréquenté et les équipements des vacanciers de l’Est très différents des nôtres. Tout était beaucoup plus petit, comme leurs véhicules qui ressemblaient à des miniatures de nos modèles. Et puis, c’est Maurice qui s’en aperçut, le plastique était inconnu ! Ma sœur accueillait notre acharnement au sujet de cette passionnante découverte, avec mauvaise humeur. Elle répétait que cette matière ne tirait sa gloire que de sa nouveauté. Maurice et Patricia partageaient avec moi l’envie de jouer à énumérer tous les objets que les campeurs possédaient en bois, en émail et en aluminium et qui étaient fabriqués chez nous en plastique. On rigolait aussi en se posant des devinettes sur les plaques minéralogiques des pays frères socialistes. En fin de soirée, nous avions le sentiment d’avoir bien avancé en découvrant que dans ce camping, les Tchécoslovaques étaient les plus nombreux.

Le lendemain était forcément un jour excitant. Il était prévu de visiter la capitale avant d’atteindre la frontière roumaine.

La traversée de Budapest dura. Dans mon souvenir, ces deux villes jointes Buda et Pest étaient masquées par des échafaudages. Nous roulions au pas pour lire les panneaux en essayant de nous repérer. Dans notre errance, plusieurs fois, j’aperçus une très vieille femme en bottes et chapeau de cuir avec une longue natte qui dépassait de sa jupe plissée. Était-ce une cavalière tombée d’un livre ? Je pouvais penser que cette apparition était la preuve de la vivance des communautés magyares. Mais peut-être qu’elle sortait tout droit de ma fabrique de légendes. Nos hésitations nous amenèrent à la recroiser. Chacun de ces passages validait une nouvelle certitude, sur laquelle je réimprimais l’idée que j’étais en train de me faire de cette Europe de l’Est. Je quittais la Hongrie avec ce cliché, ce palimpseste dans le cœur et sa simple évocation me rendait heureux.

La frontière roumaine nous accueillit avec le même rituel militaire. Une fois cette défiance traversée, le pays nous parut beaucoup moins moderne que la Hongrie.

Et puis, dès les premiers kilomètres, nous remarquâmes un phénomène nouveau : les habitants s’arrêtaient pour se mettre au garde-à-vous sur le passage de notre grosse voiture. Nous ne pouvions pas croire qu’il s’agissait d’une politesse extrême. Nous pensions qu’on nous prenait pour des officiels qu’il ne fallait pas offenser. C’était anxiogène. Ce sentiment mêlé de désolation céda pourtant très facilement devant la beauté de la forêt, des paysages dans la lumière. Nous avions prévu de faire une grande boucle : longer la frontière au nord, séjourner à Bucarest puis passer par le sud pour rejoindre les Carpates. Pour commencer : la Moldavie ! Nous nous en approchions. Les villages n’avaient pas encore connu ce qui se nommera plus tard « le programme de la
systématisation des différences » qui aboutirait à « leur destruction planifiée ». C’était un émerveillement, les églises en bois sombres étaient de véritables chefs-d’œuvre de l’art populaire. Chaque hameau était organisé autour d’elles avec des maisons qui arboraient des peintures aux motifs éclatants sur les linteaux extérieurs comme sur les volets. Nous ne savions plus où donner de la tête, tout était émouvant. Les paysans étaient vêtus d’un costume traditionnel qui variait d’un village à l’autre. Les statures des hommes étaient magnifiées par leurs pantalons et leurs chemises de lins aux belles couleurs intenses qui juraient solennellement avec les solides bottes de cuir. Les femmes portaient de grandes jupes souvent bleu indigo et des corsages brodés. Nous passions trop vite pour détailler l’élégance des petits châles, des gilets de velours ! Nous étions si éblouis que nous en oubliions l’effet que nous produisions sur eux avec notre grosse voiture française. La nature était, elle aussi, généreuse et nous donnait en plus de la lumière, des suffocations de plaisir. Quand, sur une de ses routes sinueuses, la Peugeot freina et s’immobilisa sur le bas-côté pour éviter une carriole renversée sur la chaussée. Un petit cheval était allongé, éventré. Il se débattait encore vigoureusement. Ses cuisses grelottaient. Tout près de lui, une vieille paysanne implorait le ciel. Blandine retint méchamment Maurice qui voulait sortir pour porter secours. Patricia s’en indigna et se mit à pleurer. Je criais qu’il fallait faire quelque chose pour la pauvre bête. Ma sœur nous insulta et nous ordonna de repartir. Le bon Maurice attendit de voir des gens accourir vers l’accident pour redémarrer. Quelques kilomètres plus loin, elle exigea de s’arrêter et alla se recueillir devant une petite église en bois dont la porte était condamnée. Son œil mauvais semblait nous viser tous les trois dans sa prière. Lorsqu’elle remonta dans la voiture, elle parla d’un ton sec :

  • La grossièreté m’est très pénible. Je suis choquée par l’accident, mais je vois bien que ce qui m’arrive, vous ne le l’imaginez pas !

Puis d’une voix feutrée, elle ajouta :

  • Remarquez ! Nous sommes si différents…

Se tournant vers moi :

  • Toi ! Le gros malin ! tu as intérêt à m’obéir maintenant et je te préviens qu’on s’expliquera avec les parents ! Tu as compris ?

Si mon émerveillement subsistait pour le pays, il était désormais empli de compassion. Et puis surtout, une question me taraudait : pourquoi n’avait-on pas eu le droit d’être utile ? Puisqu’elle était touchée par l’accident, pourquoi Blandine nous interdisait-elle de secourir la paysanne et son cheval ? D’autres interrogations auraient dû surgir si j’en avais eu le courage : pourquoi obéissait-on tous les trois à cette grande dame qui vivait dans l’esprit de Blandine ? Qu’est-ce qui nous empêchait d’écouter, au fond de nous, notre conscience se débattre ? Pourquoi certains arguments issus de la réalité se laissaient étouffés par les grimaces d’une fausse duchesse ?

Le soir à nouveau, nous campions sur un terrain vide. Je fus assigné à lire Homère sur mon pliant. J’avais emporté un autre livre, mais ce n’était pas ce qu’elle avait prévu pour moi à ce moment-là. J’avais des lectures obligatoires. C’était important pour ma sœur de me le rappeler. Patricia et Maurice firent un tour avant de se coucher. Le lendemain matin au moment de charger le matériel, mon parrain remarqua qu’il manquait une lampe à gaz. Il le mentionna et répondit de manière évasive quand Blandine lui ordonna de fournir détails et hypothèses. Surpris de son intérêt pour la vie domestique, il répondit qu’il avait été probablement volé dans la nuit. Les yeux de Blandine se transformèrent en tribunal révolutionnaire, et sur-le-champ elle voulut aller à la police. Le pauvre Maurice faisait le gros dos pour qu’elle baissât la garde et farfouillait comme un enfant dans la glacière. Sa femme qui mesurait tout à coup la violence de ce cœur pur, assura d’une voix caressante qu’elle allait s’occuper du petit déjeuner. Nous bûmes du bon café soluble et chacun d’eux, comme de bons parents tartinèrent des biscottes avec une bonne confiture… Ceci ne dégela pas ma sœur, bien au contraire. Maurice démarra alors un discours pédagogique et expliqua tout ce que vit un peuple soumis à une dictature. À chaque pose dans son exposé, Blandine, le dos droit, répétait :

 

  • Nous devons aller faire une déposition à la police.

Maurice reprenait très gentiment :

  • Dans une dictature, les touristes ont le devoir de ne pas créer d’ennuis pour la population.

C’est elle qui s’agaça la première et lança les hostilités. Tous ses propos commençaient par des appels aux principes moraux.

  • Quel principe ? interrogea soudain Maurice excédé.
  • Il y a eu vol ! C’est une épreuve ! C’est justement parce que c’est difficile… Je ferai mon devoir ! finit par lâcher ma sœur.

À sa rage, il était tangible qu’il s’agissait là d’un a priori qu’elle aurait aimé ne pas avoir à donner et cela la faisait pester davantage. Maurice me regardait en tapant son doigt sur la tempe. Elle le surprit et hurla :

  • Qui vous dit qu’au fond de moi, je n’espère pas de la clémence pour les coupables ? Pouvez-vous comprendre que cela n’enlève rien au devoir de dénoncer un vol ?

Dès que Blandine avait parlé des principes, elle avait convoqué la dame. Je me disais que Maurice réfléchissait sans en tenir compte. J’étais certain que cet idéal tenait ma sœur et lui ordonnait d’aller porter des accusations sans se soucier des représailles. J’essayais par la langue vulgaire de la raisonner, de tenir une autorité, de l’aider à descendre de la tribune :

  • Mais Blandine ? On s’en fout de la lampe à gaz, on en a encore deux !
  • Complice !
  • Arrête Blandine, ça peut être grave pour les gens d’ici, on te dit !
  • Bravo, toi aussi, tu ignores les principes ? Tu sais ce que cela représente, un vol ?
  • … d’une pauvre lampe à gaz ? Tu sais quoi ? Je t’en rachèterai une autre, si tu veux !
  • Fais l’important ! On verra ça devant les parents… devant eux tu feras moins ton malin.

Ce rabaissement me laissa sans voix. Courageux, Maurice reprit la lutte, mais au bout d’une demi-heure il se tapa encore la tête du plat de la main :

  • Y a pas de place pour les idées simples… Y a que du système là-dedans ?

Il semblait prêt à renoncer. J’avais honte. Il y eut un silence au bout duquel j’entendis Maurice murmurer à Patricia :

  • Moi, je ne suis pas un salopard !

Puis quelque chose se modifia dans son attitude, il semblait moins énervé et il se mit méthodiquement à ranger. Il aligna tous les objets que contenait la voiture en prenant son temps. Ma sœur fulminait, tournait le dos à la scène, les bras croisés très haut. Pour une fois, elle n’avait rien à faire, pas de livre à avaler. Je les regardais, j’avais peur. Enfin, Maurice rompit la glace et se mit à chanter que nous pouvions repartir :

  • J’ai retrouvé la lampe. Je m’étais trompé. Elle est là lalala !
  • Ah mais tout s’arrange mon chéri ! s’exclama sa femme.
  • Ah ! Toi alors ! t’es comique ! dis-je, embrassant les joues de Blandine qui accepta cette effusion.

Comme après un orage le ciel reprend sa lumière, une bonne ambiance s’installa entre nous tous et ce changement était plus qu’un soulagement : une véritable joie. Maurice se mit à chanter, et dans la foulée ma sœur nous fit quelques confidences. Elle avait l’intention d’adhérer à un mouvement de défenses contre l’emprisonnement politique. Elle insista pour nous expliquer la différence entre les prisonniers politiques et les prisonniers de droit commun.

Maurice répéta, ému !

  • C’est bien Blandine !

 

Nous retrouvions l’enchantement de la route, des forêts et cet enthousiasme nous grisaient.

  • C’est une organisation à laquelle beaucoup de prix Nobel se sont ralliés. Si vous voulez, je vous en parlerai, précisa ma sœur avant de se taire.

Ce silence était-ce sa façon de rester en contact avec la dame ? Je le crois aujourd’hui. Dans un village, elle ordonna qu’on la laisse descendre avec dictionnaire et manuel de grammaire et revint avec du pain plat et des sanas, une spécialité faite avec le premier lait au goût plus subtil que les yaourts, vendue dans des bouteilles de verre ; elle en rapportait deux pour chacun. Mais, déclara que ce n’était pas suffisant et elle exigea un arrêt dans une ville. Il fallait aussi que ce soit tout de suite et cela nous amena à faire demi-tour. Dans cette petite ville, elle demanda à Maurice de rouler afin de repérer les rares magasins. Maurice le fit en sifflotant. Enfin, elle demanda l’arrêt et descendit seule, elle refusa la proposition de Patricia de l’accompagner. Nous l’attendions et, à notre surprise, nous vîmes qu’elle avait oublié de prendre avec elle le dictionnaire et tout l’attirail linguistique habituel. J’en déduisis qu’elle n’était non pas devenue dilettante, mais, disons… plus détendue. Maurice en profita pour vérifier la pression des pneus et quelques bricoles. Patricia écrivait des cartes postales, je jouais aux cartes et j’en étais à la sixième réussite quand j’entendis parler une langue inconnue. Je vis d’abord la tête éberluée de Maurice, ce qui me poussa à sortir de la voiture et là, je compris. Elle était allée à la police. Ils venaient nous voir. Elle avait son air loyal, faisait des phrases courtes qu’elle semblait cracher du bec en nous regardant de côté. Maurice répétait :

  • Aucun problème

À ses messieurs en uniforme qui lui parlaient avec insistance. C’est aussi ce que répondait Patricia à Blandine sans la regarder. Moi-même je mimais l’absence de problème en moulinant des bras et des mains de toutes les manières. Au bout d’une demi-heure, Blandine repartit avec eux. Maurice était défait, il se mit à tourner en rond et à donner des coups de pieds dans les pneus de la voiture. Moi, je pleurais ; j’avais perdu ma sœur. Elle revint avec un air princier et aussitôt ordonna que l’on reprenne la route. Puis — et ce qui nous surprit — elle nous insulta et nous qualifia de traîtres. Tous les trois nous ne pouvions plus lui parler.

Pendant notre séjour à Bucarest, Maurice ne s’intéressait qu’à son épouse et tous deux nous délaissaient. Alors moi, je refusais de jouer mon rôle de chaperon et restait au camping sous le prétexte d’un rhume. Je feignais de ne pas savoir que la famille comptait sur moi pour délivrer le certificat de bonne conduite. En somme, j’essayais de me désolidariser. Le camping était équipé de lampes et Maurice s’était arrangé pour nous installer sous l’une d’elles. Je le vivais comme un répit, mais je savais que Blandine ne lâcherait rien et qu’il en serait à nouveau question. Je n’avais aucune envie de voir le fiancé, je me demandais s’il savait ce qu’elle avait fait, si elle le lui avait dit. J’espérai qu’il la bousculerait, lui dénouerait son chignon et la guérirait. Mais le mal était fait. La situation était cruelle et absurde. Comme Madame Céuscescu aurait pu se réclamer de Kant, ma sœur au service du devoir avait offert à la police le martyr possible des gens d’un village. Et nous, comme trois incapables, nous n’avions pas pu l’en empêcher. Nous avions combattu trop tard. C’était dès la carriole qu’il fallait résister, et même encore bien avant ! II fallait la délivrer de cette crapule, cette dame idéale : pourquoi n’en avions-nous pas fait notre priorité ?

Pendant ces quelques jours à la capitale, Blandine était prise dans les rouages de son système et demeurait droite, suprême, absolue en communion d’idée avec elle-même. Maurice l’emmenait et revenait la chercher le soir. Que faisait-elle de ses journées ? Elle ne nous disait rien de son fiancé et n’était pas aussi en colère contre nous que ce que j’aurais pu imaginer et même souhaiter. Elle avait été contrariée parce que notre décision faisait figure de laxisme et donc de désordre. C’était tout. Cela faisait de nous des naïfs puis des traîtres et d’elle un mauvais Robespierre dans un corps de demoiselle.

Moi-même je restais autour de ma tente à lire « Jean Christophe », je trouvais émouvant cette sorte de Beethoven qui vibrait de révolte et d’absolu dans la privation et l’exigence appliqués à lui-même. J’étais touché par la grandeur de ce héros qui, enfant, dans les jours de misère, disait ne pas avoir faim et laissait les pommes de terre à ses frères. Cette dignité dans le malheur je les projetais sur les Roumains et repensais aux ennuis causés par la lampe, je me disais que les gens avaient raison de nous saluer et de ne pas nous approcher. Nous étions bien un cortège malfaisant. J’avais peur de ce que nous avions causé. Comment pourrions-nous être pardonnés ? Serions-nous, pour toujours, des gens malfaisants ?

Le 10 juillet 1973, dès l’aube, nous quittâmes Bucarest, afin d’atteindre la Transylvanie et le camping de Cluj le soir. Nous avions environ 400 km à parcourir vers l’ouest. Cela commençait par une plaine. Au bout de quelques heures, notre route étroite et merveilleuse serpentait parmi des collines boisées qui devinrent au fil du voyage, des petites montagnes d’un vert sombre et complexe, qui veillaient sur nous. Le pique-nique fut pris rapidement dans le délice d’une belle lumière. Vers la fin de l’après-midi, des bourrasques pluvieuses nous imposèrent de ralentir de plus en plus souvent. Dans ce qui devenait une tempête, nous regardions notre horizon se modifier. Tous les éléments qui forment un paysage et sont naturellement désordonnés semblaient se simplifier. Bientôt, il n’y eut plus qu’une vallée serrée parfaitement rectiligne, avec, surélevée, une voie ferrée à notre gauche et en contre bas la rivière à notre droite qui s’élargissait et se rapprochait de la route. Aucune maison, aucun pont. Nous roulions déjà très doucement quand la voiture rencontra d’immenses masses d’eau qu’il fallut traverser au risque de noyer le moteur. Et ce fut la fin :

La route était tombée dans la rivière. Impossible de retourner en arrière… L’étendue d’eau paraissait infinie. Nous assistions impuissants à ce grand miroir aux reflets gris qui s’imposait dans notre paysage……. Ne résistait que la voie ferrée sur son petit chemin de pierre. Effrayé, je proposais de la longer à pied, mais je ne fus pas rejoint dans cette idée. Maurice, le visage dans les mains, jurait doucement, regrettant ce voyage… Dont la fin semblait évidente. Patricia à ses côtés pleurait. Blandine, elle, demandait avec insistance ce qui était prévu et finit par tirer de son sac à main un livre qu’elle ouvrit avec acrimonie à croire que la mauvaise humeur faisait partie de sa panoplie de survie. Pour sauver ma peau, je m’apprêtais à descendre de cette voiture qui n’était pas un bateau, lorsque Maurice me fit signe de regarder en face : surgit alors une bande d’hommes agités qui vinrent frapper violemment aux vitres, bientôt on ne vit plus que toutes leurs bouches. Ils étaient trois ou quatre à gratter au carreau de ma sœur avec des sourires d’invitation… Maurice nous cria de ne pas bouger, ne pas parler, ne rien faire, d’attendre, et sortit. Aussitôt les molosses se regroupèrent autour de lui et cette grappe escalada le monticule où était la voie ferrée. Il y avait de grands gestes. Toujours, le niveau de l’eau montait. Je me souviens avoir pleuré. Je sentais la voiture bouger. J’appelai ma mère en fermant les yeux. C’est ma sœur qui me répondit :

  • Mais non, regarde, idiot !

Les géants soulevaient notre Peugeot et nous déposaient sur la voie ferrée, au sec : nous étions sauvés !

Je voulus alors sortir pour être avec eux, quitter ma sœur et son livre.

Maurice m’aida en tenant la porte que le vent refermait et m’expliqua en vociférant :

  • Je crois qu’on va la pousser sur les rails ! Mais je ne comprends pas ce qu’ils me disent. Est-ce que ta sœur peut traduire ?

Je lui répondis par une mimique dubitative qui fit rire les hommes :

  • Se merge la francezi !

C’était le moment où avec les sourires et les gestes, on fait beaucoup d’effort pour s’expliquer. Une bouteille circulait dont ils prenaient le temps de se régaler par longues rasades. Ils avaient entre 20 et 30 ans, ils étaient probablement cantonniers, car ils portaient des capes courtes et de grandes bottes, ils semblaient heureux de nous rendre service. Ils appelaient à tour de rôle ma sœur d’un mot qui ressemblait à domnisoara. Il y avait une inflexion chaleureuse et respectueuse dans cette manière de désigner l’âme de la dame qui vivait dans le cœur de Blandine. Il n’y avait qu’à la regarder lire son livre sans lumière pour comprendre que personne n’était là. La dame était une coquille vide. L’extrême dignité de Blandine ne modifiait pas notre situation. Je m’étonnais qu’elle ne s’en rende pas compte. Comment faisait-elle pour ne pas admirer le courage de ces hommes qui nous venait en aide ? D’autant que la rivière bouillonnait et apparaissait maintenant sous les traverses dont certaines paraissaient pourries, bien fragiles pour supporter le poids de la voiture. L’une finit par céder et une roue s’y coinça. Un des hommes ouvrit la portière et d’un coup de menton pria domnisoara de sortir. Dehors, elle trébucha, il la retint et l’empêcha ainsi de tomber dans le Styx, elle se dégagea avec une brutalité qui me fit honte. Maurice, le front plissé, vint vers Patricia et moi :

  • On va encore la pousser. Allez, allez ! On prend de l’élan ! Tenez-vous ! Attention !

Blandine poussait aussi, la mine pincée et les cheveux éparpillés. Les mastards riaient toujours et lorsqu’ils s’arrêtaient c’était pour s’invectiver et faire tourner la bouteille de pálinka. Cela dura toute la nuit. Par moment ils chantaient puissamment et les morceaux de ces mélodies étaient détachés par le vent. J’aurais bien voulu boire de ces chansons viriles et c’est dans cet élan que j’attrapais au passage la bouteille de Palinka. Je lus aussitôt une réprobation dans les yeux de ma sœur. Il ne m’échappa aucunement qu’au moment où j’avais essuyé d’un revers de manche le goulot, j’avais quitté son monde. C’était fini pour moi, ouf ! Juste avant  l’aube, le tracé du chemin de fer s’écarta du lit du fleuve et bientôt il fut possible de redescendre la Peugeot avec précaution, sur la route réapparue.

Nous étions trempés et épuisés. Blandine s’engouffra dans la voiture dès qu’elle le put et reprit, parfaitement droite, la lecture impossible de son livre. Maurice qui avait saisi la racine latine du roumain tenta dans un jargon franco-latino-roumain d’expliquer que la demoiselle aussi les remerciait. Il voulait leur donner de l’argent qu’ils refusèrent énergiquement. Ils s’en amusaient comme si cette rémunération n’avait aucun sens. Décidément très heureux de ce moment passé avec nous, une fois le travail fini, ils étaient comme naturellement prêts à s’effacer. Est-ce que chacun d’eux garderait ce souvenir dans la tête : celui d’avoir décoincé, porté et poussé sur des kilomètres de rail, le char d’une reine de beauté qui ne les aura même pas regardés. Si le snobisme de Blandine atteignait maintenant mon amour propre, je ressentais aussi un tourment du fait que cette injustice ne fût même pas soupçonnée par cette Dame Robespierre. Je ne voulais pas que le départ des cantonniers prenne cette forme, ni pour eux ni pour moi. Je voulais faire apparaître une autre scène. Alors, ouvrant avec une hâte coupable le coffre de la voiture, je fouillai et tâtant les différents sacs, je tombai sur ce que je voulais. Je courais vers ces hommes courageux. L’un d’eux se retourna, me vit et me fit signe de ne pas bouger. Il vint vers moi la main sur le cœur. J’insistais énergiquement pour qu’il prenne le sac et qu’il l’ouvre. Il finit par accepter. Je retournai à la voiture satisfait d’avoir donné tout ce qui nous restait de lampe. Maurice leur faisait, au pied de la voiture, de grands signes amicaux. Il m’accueillit en héros :

  • Clément ! Tu as bien fait !

Ma sœur me demanda comment elle ferait pour lire sans lampe. Patricia bredouilla qu’on trouverait bien une solution. Je répondis à ma sœur qu’elle n’en avait pas besoin et enrichi comme je l’étais par ses leçons quotidiennes de vocabulaire, je la traitais de Nyctalope ! Oui ! Je faisais le malin. Ça me plaisait. Maurice me demanda de rester correct.

Cluj était une ville puissante, mais éteinte. C’était l’impression qui se dégageait de ses bâtiments imposants, de ses ponts et de ses rues calmes. Nous la traversions en voiture pendant que Patricia nous lisait les informations touristiques d’un guide : beaucoup de peuples étaient venus ici, des Celtes, des Saxons et ils étaient restés… Bonne nouvelle ! Le camping n’était pas inondé. J’estimais ne pas avoir besoin de sieste, mais de belle lumière et j’annonçai pacifiquement que j’allais faire un petit tour… J’entendais en m’éloignant Blandine, Maurice et sa femme discuter. Je compris que la visite de la ville serait imposée et encadrée… Ça ne me gênait pas, déplaire en buvant la pálinka m’avait donné des ailes, j’étais totalement sûr de ne plus me laisser enfermer.

Le terrain était un grand carré qui sentait bon l’herbe coupée, bien que nous soyons en tout début d’après-midi. Il y avait d’autres campeurs : quelques tentes minuscules, deux Trabants bleu clair et vert-kaki qui ressemblaient par la simplicité de leurs formes à des dessins d’enfants, des miniatures abrégées de nos 404. Deux étaient immatriculées en Hongrie et une en Pologne. L’entrée de ce camping donnait sur une petite place en terre blanche. Je m’y aventurai. Quelques remorques à chevaux, des paysannes en tenues colorées, des hommes en pantalons de lin blanc, veste sombre et chapeaux de feutre s’affairaient comme à la fin d’un marché. Près d’une table en bois, j’aperçus un vieux monsieur assis qui vendait des petits balais de bouleau et des boissons dans des bassines en émail. Je retournai au camping chercher mon argent de poche, bien décidé à déguster une boisson fraîche, au soleil. Lorsque je revins avec mes lei que j’avais plusieurs fois comptés, je vis debout près de ce sage, une fille toute fine avec un grand visage plat, les yeux bleu ciel, les cheveux retenus dans un foulard à fond blanc avec des dessins rouges, verts et roses. Elle me fit un effet fou. Immédiatement, je remarquai sa poitrine dans le corsage blanc. J’avais chaud, j’avais froid. Je ne pouvais plus dire ce que je faisais là. Mes pièces tombèrent. Je ne pouvais pas les ramasser et tendis en tremblant un billet sans comprendre qu’ils s’attendaient tranquillement que je choisisse d’abord une bouteille de Cico ou de Pepsi. Puis, je les mis en difficulté à cause de la monnaie. Le vieux partit, le billet à la main. J’étais en face d’elle et je lui montrai le ciel avec mon index comme si elle n’avait pas vu qu’il était au-dessus de nos têtes… J’étais tellement ébloui. Ce que je ressentais avait la fraîcheur d’un début de vraie vie, comme si une main puissante me secouait pour me convaincre que dorénavant ma gaucherie se transformerait en force et que cette puissance s’exprimerait librement. Ce visage, le vert de l’herbe, le bleu du ciel pulsaient autour de moi. La vie bourdonnait. La mienne, la sienne, la nôtre, celle que je voulais. J’étais gai comme si la nature était en train de croître pour moi. C’était ça ! Un univers merveilleux, une vivance réorganisaient toute ma vie. Tout ce que j’aimais se concentrait dans ce regard clair. Le fichu tsigane avec ses dessins précis était aussi le résumé parfait de ce qui m’importait. L’évidence était devant moi. Je vivrai ici avec elle, pour elle. Quand Maurice vint me chercher, je savais que cette fille était ma vie.

Il eut la bonté d’entamer une discussion avec le vieil homme et de lui dire que je m’appelais Clément.

Mon amour murmura son nom que je répétais

  • Bélina Bélina

Elle l’avait dit avec une douceur bienheureuse. J’étais aimé, c’était sûr. Avant de la quitter, je voulus ramasser les pièces tombées pour les déposer dans le petit plateau en tôle peinte de motifs bleus et blancs, mais le vieil homme me les redonna une par une. Je bafouillais que je reviendrais vite. Bélina souriait. Je me retournais plusieurs fois et elle me fit un signe de la main. Devant nos tentes, je suppliais Blandine de retourner avec moi chercher des boissons, et étonnamment, elle accepta. Je voulais qu’elle traduise.

J’allais retrouver mon avenir qui nous souriait de loin. Quand nous fûmes tout près, Bélina, de ses jolies mains, pointa un dessin de mon tee-shirt sur lequel figurait la tour Eiffel. Elle répétait :

  • Paris ? Paris ?

Sa voix était limpide et roulante. Vraiment, je l’aimais. À côté de nous, Blandine parlait au vieux en roumain, en russe, en allemand. Puis, elle m’expliqua que probablement, il parlait magyar, c’est à dire, m’expliqua-t-elle « “une langue d’origine finno-ougrienne provenant de la région de l’Oural » qu’elle n’avait pas apprise. Elle m’assura néanmoins que nous pouvions dire oui :

  • Iguen iguen

Puis ma sœur me bouta sans ménagement, pressée de partir. Je m’attardais pour saluer et sourire. Blandine glissa, moqueuse :

  • Tu trouveras un cadeau en ville pour ta dulcinée puisque tu aimes faire des cadeaux !

Elle me parlait comme à un gosse. J’envoyai de la main un baiser à mon amour. Ce geste était une déclaration. J’étais un homme. Je lui disais que j’allais évidemment revenir et qu’ensemble nous ferions notre vie.

L’après-midi, nous passâmes quatre heures au Musée des Arts du Palais Banffy. Un édifice baroque abritant des tableaux, des verreries, des sculptures… J’aurais bien aimé m’y intéresser, mais je préférais retrouver en moi l’image de Belina. Dans chaque salle que nous traversions, je recherchais les fenêtres pour être en contact avec l’horizon, afin d’être tout à ma rêverie. Le soir, je refusai tout simplement de lire. Je ne pouvais pas.

Toute la nuit, je pensais que j’allais partir avec ma Bélina. Cette rencontre me subjuguait par sa lumineuse évidence. Je pensais au combat à mener ; j’étais prêt. Bien des gens n’avaient pas cette chance et moi je l’avais ! Je n’avais plus envie de bouger ; mon cœur illuminé battait calmement ; je ne redoutais plus rien. Quand je me réveillais, le soleil était déjà tiède. La journée ne serait pas habituelle. J’allais retrouver Bélina et ce serait le début d’une nouvelle existence. Au petit déjeuner, je restai silencieux à cligner des yeux et à écouter Blandine et Maurice discuter une fois encore des magasins. Voilà que j’aimais bien les entendre se chamailler poliment ! Ma sœur refusait, d’une manière générale, de parler d’argent même quand il s’agissait de faire les courses. Si elle y était contrainte, elle se réfugiait dans la description des détails de certains objets, qu’elle magnifiait avec des discours esthétiques. C’était une véritable fuite. Dans ces occasions, j’avais remarqué que, depuis l’histoire de la lampe, Maurice l’écoutait patiemment tout en surjouant la tête de quelqu’un qui ne s’indigne pas, mais donnera à toute occasion sa façon de penser. Il semblait vouloir démontrer que l’on peut apprivoiser le monde afin de le découvrir tel qu’il doit aussi apparaître. Je crois qu’il avait peur qu’elle déteste la réalité. La question que menait Maurice ce matin-là était : comment dépenser l’argent que nous avions été obligés de changer à la frontière, somme calculée par l’état roumain qui était très au-dessus de nos dépenses et que nous ne pouvions pas conserver au retour. Depuis le début de notre voyage, nous avions fait le constat que les rares magasins étaient principalement approvisionnés de riz, de nouilles de riz et de cigarettes chinoises. Les sanas de lait onctueux, dont nous voulions faire souvent notre repas, et les pains plats mousseux étaient rares. Il nous fallait souvent puiser dans nos réserves de conserves, de potages lyophilisés et de biscuits. Il n’était pas prévu que nous allions au restaurant ni à l’hôtel, et je n’ai pas le souvenir d’en avoir vu en campagne ou dans les petites villes. Il y avait, en revanche, un type de magasin qui semblait attrayant, mais où il n’était possible de régler qu’en deutsche mark ! Dans les vitrines, il n’y avait pas de nourriture, mais de la vaisselle luxueuse, des vêtements brodés et des appareils photo soviétiques. Y figuraient aussi des affiches vantant, via des visages radieux, le plaisir de voyager et d’aller en URSS ou dans les pays du Pacte de Varsovie. C’était une invitation de plaisir. Ah, mais pourquoi vous n’allez pas vous dégourdir les jambes sur le pont Saint-Charles de Prague ! Ou la perspective Nevski à Leningrad ! disaient, aux passants, ces yeux lumineux et rieurs.

Les prix affichés en devises de l’ouest permettaient à Maurice et Patricia de souligner le paradoxe de cette propagande puisque nous savions que les Roumains n’avaient pas le droit de détenir de monnaies étrangères. Elles nécessitaient une déclaration administrative. La détention non déclarée était considérée comme une infraction pouvant mener à la prison. À qui s’adressaient ces annonces ? Aux voyageurs délicats qui dormaient dans le cœur de l’élite communiste et de la Securitate ? Je sentais que cette question chatouillait mon parrain qui voulait en débattre avec une représentante de cette ennemie de classe qu’il avait sous la main : ma sœur. Blandine ne souhaitait parler que de la beauté de la perspective Nevski, cette artère imaginée par Pierre Ier pour relier l’amirauté et la Laure Alexandre Nevski, ce monastère construit pour abriter des reliques. Elle n’allait jamais critiquer ni se promener en dehors d’un système. Elle avait trop peur de tout ce qui était impulsif et sans référence. Il lui fallait des élans esthétiques pour démarrer, certes, mais ensuite, elle développait ses effets solidement accrochés à des colonnes de raisonnement. Sans ces appuis, elle restait muette.

Ce matin-là, j’étais au-dessus des luttes politiques. Je pensais que ce surplus d’argent pourrait me servir à ancrer ma nouvelle vie. Je n’en dis rien et filais sur la place. Elle était vide. Cette absence ne m’inquiéta pas, il fallait juste attendre ; je revins discuter du programme de ma journée et si cela mettait ma sœur en rage, tant pis. C’est Maurice qui s’énerva, ce qui me fit beaucoup de peine. Je lus dans son regard qu’il se faisait un devoir de ne pas me comprendre. Je n’écoutais aucun de ses conseils, aucune de ses prières. Je retournai sur la place vide. Ce n’était toujours pas le marché. Lorsque je revins de nouveau, Maurice me répéta que je ne reverrai jamais Belina. C’était inconcevable puisque je savais, moi, que je la retrouverais et cela naturellement à Cluj. Maurice fumait maintenant des cigarettes chinoises toutes sèches, en expliquant pourquoi je devais renoncer. Pendant qu’il me parlait, je fixais un petit endroit au-dessus de ses sourcils et je projetai de prendre les clefs de la voiture. Cette idée se déroulait tranquillement. Après tout, je savais un peu conduire. Pendant cette rêverie, j’entendais Maurice continuait à m’assurer que j’étais ridicule. Mais je ne comprenais pas. Je pensais à Bélina. Peut-être qu’avec la voiture, on avancerait un peu dans le pays, avant de l’abandonner discrètement. Les autres la récupéreraient quand nous nous serions fondus dans la forêt. J’avais de la force, je travaillerai dur. On serait heureux. Je me souviens parfaitement de la toute-puissance tranquille avec laquelle les événements s’enchaînaient dans ma tête. Il n’y avait plus d’écart entre mon désir et la vie. C’était plus qu’une coïncidence heureuse : un état de grâce.

Blandine lisait, le dos droit à l’arrière de la voiture. Maurice, son laïus terminé, feignait d’avoir besoin de vérifier, une fois de plus, la mécanique de l’auto, Patricia rangeait. J’allais chercher le cartable que ma sœur m’avait obligé à apporter et en sortit une pochette de papier à dessin et des crayons de couleur. Ceux avec lesquelles je devais refaire mes cartes de géologie. Je pris également mon porte-monnaie et le dictionnaire roumain et m’en retournai, pour la troisième fois, depuis que j’étais réveillé, sur la petite place. Il faisait beau. Je m’assis par terre et commençai à reproduire le foulard de Bélina. Les dessins s’étaient dissipés de ma mémoire sans disparaître et je pensais les reproduire aisément. Je commençais par les teintes rouge et verte, pensant que le tracé des formes et des contours viendrait comme par déduction. Tout ce que j’obtins de mon application, ce fut des fleurs naïves de couleurs primaires esquissées les unes à côté des autres. C’était déjà ça ! Je ramassai les crayons dans ma poche et coinçant le dictionnaire sous mon bras, j’allais à la rencontre des habitants pour collecter des indices qui m’amèneraient certainement jusqu’à Bélina. J’accostai un homme charpenté, coiffé d’un chapeau de type tyrolien. Je lui montrai le dessin en ânonnant distinctement :

  • O fata cu o esarfacare ieiri, a fost aici pentru a marché, stii ca poti sa-mi ? Dai adresa lui ?

Ce qui voulait dire :

  • Une jeune fille avec un foulard comme ça, hier elle était ici au marché, vous la connaissez ? Vous pouvez me donner son adresse ?

Pendant que je me concentrais laborieusement sur la prononciation, l’homme partit avec une mimique si indifférente que j’en fus surpris. Je ne me décourageais pas. J’allais vers chaque personne qui m’inspirait une empathie, persuadé que ce serait réciproque et qu’il allait se créer de cette rencontre, un évènement qui me permettrait de retrouver vite Bélina. Tout le monde était distant, franchement désintéressé par ma requête, peut-être même effrayé. Moi, je voulais que tous ces inconnus deviennent de bons amis…

De loin, je vis un groupe d’hommes et je marquai un temps d’hésitation. Peut-être qu’avec le soleil éblouissant, je n’étais pas tout à fait certain de reconnaître la couleur de ce qui se révèlera être leur uniforme. Ils venaient dans ma direction. Ils étaient trois et leurs visages impavides s’adressèrent bientôt à moi sans avoir l’air de chercher à se rendre compréhensibles. Je leur tendis le dictionnaire, qu’ils confisquèrent. J’étais escorté. Je m’étonnai qu’il se dirige directement vers le camping et qu’ils me tiennent fermement jusqu’à me faire mal. Blandine sortit de la voiture et répondit aimablement à ces hommes tout en me fusillant du regard.

Patricia et Maurice se mirent prestement à défaire les tentes. Le chef du camping que nous avions vu à notre arrivée accourut. Il répétait des mots que seule Blandine comprenait. Elle eut soudain un large sourire, comme on lui voyait rarement. Elle parla encore avec les policiers avant de partir au poste du responsable. Je pensais qu’elle était fière et apaisée d’être en lien avec quelqu’un d’important au téléphone. Maurice et moi n’osions pas même nous regarder ni bouger. Nous restions face aux policiers. Je ne pleurais pas, je n’appelai pas ma mère… Après un long moment, Blandine revint. Elle s’exprimait avec des mouvements gracieux et cérémonieux. Notre sort dépendait probablement de la réussite de cette communication. Cela dura au moins deux heures, je m’autorisais à passer d’une jambe sur l’autre, c’est tout. Ensuite, les policiers se mirent à parler sévèrement. Ma sœur hochait la tête en souriant avec beaucoup de déférence… Cela dura encore. Enfin, ils partirent sans redonner le dictionnaire et elle nous annonça que son fiancé arriverait le lendemain avec une voiture de l’ambassade. Était-ce un soulagement ? Voir le sourire de Blandine était étrange et précipita même mon projet, son fiancé donc, et que je n’avais jamais vu, allait arriver… Il me fallait partir avant de voir ce M. François Gency. Je l’imaginais comme un grand danger. Je pensais à l’avenir. Je ne pouvais qu’être dans un autre monde que le sien. Je vivrai dans le peuple simplement comme on vit dans une forêt entourée de choses indispensables, essentielles. Je ne serai pas soumis à cette vie ordinaire qu’on m’imposait. Blandine me sortit de ma rêverie en disant :

  • Tiens-toi tranquille, c’est tout ce qu’on te demande. À cause de toi nous n’avons plus le droit de quitter le camping.
  • Est-ce que les policiers pourraient m’aider à retrouver…

Je n’eus pas le temps de finir…

  • Cesse une fois pour toutes !
  • Qu’est-ce qu’on nous reproche ?
  • Tu te le demandes vraiment ?

Le ton de sa voix était plein de dépit : il me fallait vraiment prendre des mesures, orienter ma vie et l’ancrer dans l’origine d’un élan sincère. La nuit, je guettai le moment pour me glisser jusqu’à la Peugeot et je tournai précautionneusement la clef que j’avais dérobée auparavant dans la veste de Maurice. J’ouvris tout doucement la portière et m’apprêtai à m’asseoir au volant quand, une douleur m’enfonça dans un trou noir.

Il était totalement différent de ce que j’avais imaginé. Blond, il caressait une grosse barbe bouclée, portait des vêtements de sport et semblait chercher où se tenir pour ne pas sourire voire pour ne pas rigoler. Il était assis près de mon lit et répétait :

  • Allez, allez faut se réveiller ! Blandine va venir !
  • Où est Bélina ?

Il riait. Ma tête me faisait très mal. En voulant me gratter, je m’aperçus que j’avais le crâne rasé. François, le fiancé, riait toujours. C’était à n’y rien comprendre.

  • Où sommes-nous ? lui demandai-je bien péniblement, car ma bouche était aussi endolorie.
  • Ah ! Ah ! t’habites à combien de kilomètres de Tours…d’habitude ?

Cette grosse plaisanterie me laissa perplexe. Je ne l’avais plus entendue depuis l’école primaire… Je voulais me lever, mais j’étais incapable de seulement me redresser. Je lui demandai encore :

  • Où on est ?
  • Ici ? À ton avis ? ! répondit mon futur beau-frère.
  • Où sont Maurice et Patricia ?
  • Alors là, je n’en sais rien… Mais si tu veux mon avis, tu ne vas pas tarder à les voir !

Et il partit. Je restais là entre douleurs et questions, sans force. J’eus des sueurs froides après m’être traîné jusque dans le petit cabinet de toilettes soulager un besoin. Mais, au moins, je pus me recoucher sans avoir souillé mon lit. Cette satisfaction, curieusement, atténua ma crainte d’être assassiné et de ne plus revoir Belina. Je dormis un peu. Je me souviens avoir fait des cauchemars où il était question de ne pas avancer. Au réveil, la lumière était vive comme elle peut être vers midi. Maurice était posté devant moi :

  • Tu as toujours mal ?

Je chuchotai :

  • .. Où est Bélina ?
  • C’est tout ?

Que dire ? Car il me revenait que je lui avais pris la clef pour voler la voiture. Cette faute créait des occurrences bien lourdes qui, comme la douleur, m’empêchaient de reprendre clairement mes idées. Et puis, je me risquai :

 

  • Où en est… ?
  • La police s’occupe de nous, crois-moi ! Mais ton futur beau-frère va nous sortir de cette panade, c’est ce que dit ta sœur. Il va s’occuper de prolonger les visas et d’obtenir l’autorisation de quitter le pays pour nous trois.
  • Moi, je reste. Je ne rentre pas à Tours.
  • Tu te rends compte de la situation Clément ?
  • Mais je ne peux pas… Il faut que je te parle.
  • Je t’écoute
  • … plus tard.

Je voulais qu’il saisisse ma précaution. J’avais peur qu’on nous espionne. Je voyais qu’il n’y pensait pas. Je fis des mimiques en roulant les yeux. Il me demanda si j’avais toujours mal à la tête et il sortit, en refermant ma chambre à clef. Le surlendemain, j’étais enfin sorti. Maurice m’apprit que nous n’avions plus le droit de rester au camping, et que nous devions rester confinés dans un petit logement au sein d’une caserne. Mon futur beau-frère disait que c’était le signe que notre situation s’arrangeait, lui-même était hébergé chez un gradé de la police. J’avais toujours très mal à la tête. Je ne faisais pas le lien entre ce que j’avais fait et la nécessité d’autant de diplomatie. J’en étais seulement étonné puisque mon avenir près de Bélina serait heureux. Elle m’aimait.

 

Blandine était une interprète dévouée, douce même, mais, se désintéressait totalement de son ancien équipage maintenant qu’elle était attelée avec François. C’était devenu une étrangère que nous voyions passer devisant au sujet des ordres diplomato-policiers avec son fiancé qui rigolait… Parfois ils se parlaient en russe, en anglais, en allemand. Même lorsqu’ils s’exprimaient en français je ne les comprenais pas. Les tournures alambiquées de leurs phrases me décourageaient. Blandine ressemblait maintenant à une vraie grande dame qui, de son palais, lance des ordres et fomente des frondes. Elle semblait confiante. Elle aussi, je l’aimais et le couple qu’elle formait avec son diplomate me touchait.

Je pensai pouvoir leur fausser compagnie sans difficulté pour revoir Belina. Ce serait plus difficile d’échapper à la surveillance de Maurice et Patricia qui me veillaient tous les deux comme une mère. À un moment, où j’étais en train de rassembler discrètement mes affaires, mon parrain vint vers moi et me dit :

  • Ta sœur fait au mieux. On peut lui dire merci. Tu vas être convoqué et tu devras dire la vérité : tu n’as parlé à personne.

 

Puis ce fut le tour de François qui m’expliqua que peut-être on me montrerait des photos et que je ne devrais reconnaître personne puisque je n’avais parlé à personne… Il insista :

  • C’est simple. J’essaie d’arranger les choses. Mais, ce qui serait bien pour tout le monde, c’est que tu dises que tu as acheté une boisson et que tu n’as parlé à personne. Il faut que tu ne te manifestes plus. Ni ici ni quand tu rentreras en France. Compris ?

Quel culot de me parler comme ça ! Vengeur je lui rétorquai :

  • Bélina m’attend !
  • Ta Bélina, elle a surtout besoin que tu ne lui attires pas d’ennui !
  • Qu’est-ce qu’on me reproche ? Je ne comprends rien !
  • Parce que tu te poses des questions ! Ah mais c’est une bonne nouvelle !

Il s’en alla et comme s’il cherchait à se faire entendre de toute une population il claironna :

  • Clément s’interroge !

Ça n’a pas été simple. Je n’ai pas été interrogé par la police, mais nous avons reçu dans la journée l’ordre d’un départ immédiat et sous escorte pendant les premiers kilomètres. Je n’ai jamais revue Bélina. Le retour se fit le plus vite possible.

Quand je suis rentré en Touraine, j’étais surtout émerveillé par la constance de mon sentiment. J’achetais des cartes sur lesquelles j’écrivais des phrases qui s’envolaient, me découvrant un romantisme qui m’attendrissait. Mais quelque chose, de difficile à définir, comme une inhibition, m’empêchait de les envoyer. Est-ce qu’à mon insu, je désinvestissais ce pan de mon histoire parce que la partie avait été gagnée par les autres qui m’avaient forcé à revenir en France ? Est-ce que l’idée de cet amour et le plaisir de sa nostalgie me suffisaient ? Après tout, dans ma vie confortable de lycéen de bonne famille, je pouvais y repenser, à volonté, comme on caresse un organe voluptueux… Ou bien est-ce que je considérais que mon abstinence postale protégeait Bélina et sa famille ? Ou mieux encore, est-ce que j’étais fier d’être capable de me frustrer pour protéger Bélina et les siens ?

La simplicité a besoin de temps. Il me fallut des semaines pour réaliser que si je piétinais avec mes cartes postales c’était aussi parce que je n’avais pas de nom ni d’adresse où les faire parvenir. Qu’aurais-je fait sinon ? Cette question m’effraie. J’avais perçu le malheur que promenaient ma sœur et sa dame, mais en moi, je n’avais vu que du bon. Pourtant les reflets du terrible étaient là et agissaient. J’étais exactement aussi dangereux que Blandine.

Et il me fallut attendre des jours et des jours pour que je me demande quelle était cette main qui m’avait frappé.

Et, il me fallut encore du temps, je l’avoue, pour me dire : Heureusement

 

Vous aimerez également ces autres lectures

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *